Coetzee

 

 

 

John Maxwell Coetzee,

"Vie des animaux", Elizabeth Costello,

traduction Catherine Lauga du Plessis modifiée,

Editions du Seuil, 2004, p 88-92.

 

Une entreprise de dégradation, de cruauté et de massacre
qui rivalise avec tout ce dont le Troisième Reich fut capable

« En m'adressant à vous sur le sujet des animaux, continue-t-elle, je vous ferai grâce de la litanie d'horreurs qui a trait à leur vie et à leur mort. Bien que je n'aie aucune raison de croire que vous avez bien en tête ce qu'on fait subir aux animaux en ce moment même dans les unités de production (j'hésite à les appeler encore des fermes), dans les abattoirs, dans les chalutiers, dans les laboratoires, partout dans le monde, je suppose que vous me permettrez une licence rhétorique pour évoquer ces horreurs et vous les faire comprendre en m'exprimant avec la véhémence qui s'impose, et que je pourrai m'en tenir à cela, en vous rappelant seulement que les horreurs que j'omets ici n'en sont pas moins au coeur de mon propos.

« Entre 1942 et 1945 plusieurs millions de personnes ont été exterminées dans les camps de concentration du Troisième Reich: rien qu'à Treblinka plus d'un million et demi, et peut-être même trois millions. Ce sont là des chiffres qui glacent l'esprit. Nous n'avons qu'une seule mort qui soit nôtre; nous ne pouvons comprendre les morts des autres qu'une à la fois. Dans l'abstrait, nous sommes capables de compter jusqu'à un million, mais nous ne pouvons pas compter jusqu'à un million de morts.

« Les gens qui vivaient dans les campagnes aux alentours de Treblinka — des Polonais, pour la plupart — dirent qu'ils ne savaient pas ce qui se passait dans les camps; dirent qu'alors qu'ils auraient pu, en gros, deviner ce qui se passait, ils ne le savaient pas avec certitude; ils dirent qu'alors qu'ils auraient pu dans un sens savoir, dans un autre sens, ils ne savaient pas, ne pouvaient pas se permettre de savoir, pour leur propre salut.

« Les gens autour de Treblinka n'étaient pas exceptionnels. Il y avait des camps un peu partout dans le Reich, près de six mille rien qu'en Pologne, des milliers, tenus secrets, en Allemagne même. Peu d'Allemands vivaient à plus de quelques kilomètres de l'un ou l'autre type de camp. Tous les camps n'étaient pas des camps de la mort, des camps voués à la production de la mort, mais il se produisait des horreurs dans chacun d'eux, bien plus d'horreurs que ce qu'on pouvait se permettre de savoir, pour son propre salut.

« Ce n'est pas parce qu'ils ont livré une guerre expansionniste, et qu'ils l'ont perdue, que les Allemands d'une certaine génération sont considérés aujourd'hui encore comme s'ils étaient situés un peu en dehors de l'humanité, comme s'ils devaient faire quelque chose de particulier pour se montrer dignes d'être réadmis au sein de la communauté humaine. Ils ont perdu leur humanité, à nos yeux, à cause d'une certaine ignorance volontaire de leur part. Dans les circonstances particulières de la guerre menée par Hitler, l'ignorance a peut-être été un mécanisme de survie utile, mais cela est une excuse qu'avec une admirable rigueur morale nous refusons d'accepter. En Allemagne, disons-nous, une certaine ligne a été franchie, transgression qui devait mener un peuple par-delà la banale cruauté meurtrière de la guerre vers un état que nous pouvons seulement qualifier de péché. La signature de la capitulation et le paiement des réparations n'ont pas mis fin à cet état de péché. Au contraire, disions-nous, une maladie de l'âme a continué à marquer cette génération. Elle a marqué tous ces citoyens du Troisième Reich qui avaient commis des atrocités, mais également ceux qui, pour quelque raison que ce soit, étaient dans l'ignorance de ces actions. Elle a donc, en pratique, marqué tout citoyen du Reich. Seuls les détenus des camps étaient innocents.

« "Ils y allaient comme des moutons à l'abattoir." "Ils mouraient comme des bêtes." "Les bouchers allemands les ont tués." Le langage usité pour dénoncer les camps est en totale résonance avec le langage du parc à bestiaux et de l'abattoir et il n'est guère nécessaire de préparer le terrain pour la comparaison que je suis sur le point de faire. Le crime du Troisième Reich, dit la voix de l'accusation, fut de traiter les gens comme des animaux.

« Nous appartenons — même en Australie — à une civilisation profondément enracinée dans la pensée religieuse grecque et judéo-chrétienne. Nous pouvons très bien ne pas tous croire à la pollution, nous pouvons ne pas croire au péché, mais nous croyons fermement à leurs corrélats psychiques. Nous acceptons sans discuter qu'une âme entachée d'un savoir coupable ne saurait être bonne. Nous n'acceptons pas que des gens qui ont des crimes sur la conscience soient sains et heureux. Nous regardons (ou regardions) de travers les Allemands d'une certaine génération parce qu'ils sont d'une certaine façon pollués ; nous voyons dans les signes mêmes de leur normalité (leur solide appétit, leurs bons gros rires) la preuve d'une pollution profondément ancrée en eux.

« Il était et il est toujours inconcevable que des gens qui ne savaient (dans ce sens bien particulier) rien des camps puissent être pleinement humains. Selon les termes de notre métaphore, c'étaient eux et non pas leurs victimes qui étaient les bêtes. En traitant leurs semblables, créés à l'image de Dieu, comme des bêtes, ils étaient devenus eux-mêmes des bêtes.
«  On m'a fait faire le tour de Waltham, ce matin. Cela semble une petite ville tout à fait plaisante. Je n'ai pas vu d'horreurs, ni de laboratoires pharmaceutiques, pas de lieux d'élevage industriel, ni d'abattoirs. Pourtant je suis sûre qu'il y en a. Il doit y en avoir. Simplement, ils n'affichent pas leur présence. Ils sont tout autour de nous, à l'instant où je vous parle, seulement, dans un certain sens, nous n'en savons rien.

« Laissez-moi vous le dire ouvertement: nous sommes au centre d'une entreprise de dégradation, de cruauté et de meurtre qui rivalise avec tout ce dont le Troisième Reich fut capable, et qui de fait le rend petit (indeed dwarfs it), en ce que notre entreprise est sans fin, auto-génératice, mettant sans relâche au monde des lapins, des rats, des volailles, du bétail dans le but de les tuer.

« Et couper les cheveux en quatre, en affirmant qu'il n'est pas de comparaison possible, que Treblinka était une entreprise pour ainsi dire métaphysique vouée à la mort et à l'annihilation alors que l'industrie de la viande est en fin de compte vouée à la vie (après tout, une fois que ses victimes sont mortes, elle ne les incinère pas ni ne les enterre, mais au contraire elle les découpe, les frigorifie et les emballe afin que nous puissions les consommer confortablement dans nos salles à manger), voilà qui est d'aussi piètre consolation à ces victimes qu'il l'aurait été – excusez le manque de goût de ce qui suit – de demander aux morts de Treblinka d'excuser leurs assassins parce qu'on avait besoin de la graisse de leurs corps pour fabriquer du savon et de leurs cheveux pour rembourrer des matelas. »