alain

 

 

 

Alain,

Les dieux, livre II, chap. 4,

Gallimard, NRF, 1947, 5e éd., p. 111-115.

 

Supposez de l'esprit dans les bêtes,
et tout l'ordre serait aussitôt menacé

Toutes ces choses que je viens de dire, la plante les sait mieux que nous. Elle fleurit sous la neige même. L'arbre montre plus de sagesse, car il attend. Modèles d'espérance et de prudence, ce que signifient les couronnes. Aux uns, c'est la fécondité et même le trop qui est signe ; à nous autres, c'est la maigre fleur, qui signifie moins puissance que savoir, et moins richesse que foi. Ces deux signes sont d'importance ; le premier éveille les passions, et le second l'esprit que je veux d'abord considérer, dans ce paisible regard de l'anémone et de la violette. Aussi dans ces oiseaux gracieux, merle, coucou, loriot, rossignol, qui nous font part du printemps. Le canard, la grue, l'hirondelle écrivent leurs signes dans le ciel. Nos poules pondent déjà dans le froid, et les premiers nids sont toujours avant nos pensées de nid. Ce joyeux ménage des plantes et des animaux nous est divin, c'est-à-dire devin. Aussi l'idée de chercher l'avenir au vol des oiseaux est aussi ancienne que l'homme. Outre cela, la prudence quotidienne des bêtes, qui se voit dans leurs travaux et dans leurs moindres actions, conduit à l'idée d'une autre sagesse bien plus simple que la nôtre, et qui éclairera par la suite le dessous de la nôtre. Tels sont les animaux vus de loin.

L'animal n'est pas spectacle ; il chasse pour son compte ; lui-même est nourriture. Son sang ressemble à notre sang. Ces rapports violents obscurcissent la nature. Ils nous saisissent plus fort dans l'animal apprivoisé et dressé ; car c'est presque notre semblable, et les différences éclatent par cela même. Il est urbain, comme il est enfantin, de croire à l'amitié des bêtes. Tout n'est pas idylle en cette familiarité, car on mange le boeuf. Si le boeuf se fie à l'homme, le boeuf a bien tort. C'est une raison de ne pas tant se fier au boeuf, même sans compter le coup de corne. Aussi l'on observe chez les dresseurs, qui font profession d'aimer les bêtes, et qui sans doute les aiment d'une certaine façon, une brutalité fort prompte ; c'est alors que l'on peut dire, en suivant Eschyle, que force gouverne et que violence n'est jamais loin ; et il en résulte, dans l'animal, des mouvements de peur qui en vérité sont très impolis. Ainsi c'est la familiarité même qui a interposé entre les deux regards un milieu trouble et une sorte de voile. Le tyran ne cesse jamais de se durcir. Comment analyser cette étrange formation de l'homme, qui explique, par le dressage des bêtes, une terrible partie de la politique ? Le paysan joue de sa colère, et le cavalier aussi. Un homme jeté par terre cinq fois de suite est en état de traiter le cheval comme il ne traite jamais l'homme, car il tuerait l'homme ; j'oublie l'esclave humain, qui en effet a part aux privilèges du bétail. On prévoit que la religion paysanne ne sera pas toute de bonne humeur.

L'animal domestique est donc comme un miroir de perfidie. On le craint parce qu'il nous devrait craindre. On le sert, on le croit, on lui obéit, on le tuera, on le mangera. Ce mélange est de ceux qui ont irrité la pensée ; et je vois que la pensée n'est pas encore apaisée. Une idée de faute et d'hypocrisie se trouve certainement par là. Sans aucun doute il faut un haut degré de sympathie, si l'on veut dresser ; et tous les dresseurs imitent autant qu'ils peuvent, comme cette meneuse de dindons de fabrique anglaise, qui va devant avec un grand manteau noir et un chapeau rouge. Ce genre de politesse a transformé en ornement le vêtement de fourrure ou de plume ; et l'imitation du langage animal va encore mieux de soi. D'où l'on vient à nommer tel homme le Bison, tel autre le Loup, tel autre le Perroquet. Et, parce que le métier de dresseur, comme tous les métiers agrestes, se fixe dans une famille, on comprend à peu près le totem, au moins comme langage, et l'interdiction, selon la caste, de manger telle chair. Mais ce ne sont que des petits morceaux de la coutume agreste. Dans le fait les animaux furent des dieux partout ; l'Homme-Dieu seul pouvait effacer ce culte, quand la politique gouverna l'agriculture, et encore mieux quand l'esclave jugea la politique. La séparation de l'homme et de l'animal est un grand fait de religion, et qui se développe encore, mais non sans hésitation et retours, on dirait presque non sans regrets. L'homme-loup des sculpteurs, et la sirène de nos métaphores, en témoignent encore, et la chimère plus subtilement, par le sens que ce mot a pris. On ne peut épuiser cette immense idée ; il suffira d'y toucher par degrés, et avec précaution. Ces croyances natives sont, par leur nature même, à chaque instant reprises et repoussées, comme est notre amitié pour le chat.

Selon le travail agreste, il n'y a pas de coupure entre le sauvage et le domestique. Le même animal, qui est au foyer, à la basse-cour, ou à l'étable, se montre au bois, se montre comme une apparition, et nous applique à deviner sa présence invisible. C'est lui qui donne objet à notre peur première. Il est dieu par la familiarité, dieu aussi par l'éloignement. Naïvement les chasseurs sauvages se rendent le gibier favorable, par des politesses qui ne font que traduire une retenue naturelle. Cette guerre a ses rites, comme l'autre guerre. Ajax massacrant les troupeaux, c'est une punition pleine de sens. On dit que la religion est le sentiment de l'incompréhensible ; et c'est vrai en gros ; mais la religion réelle n'agit jamais en gros ; elle ne pense jamais en gros. L'homme contourne les contradictions comme il contourne les troncs et les rochers, toujours appliqué à l'obstacle et imitant l'obstacle ; toujours au plus près. Ce geste de potier, de sculpteur, et de prêtre, c'est le rite, et c'est le culte. L'homme y est tenu par lui-même, et chacun de ses mouvements est composé. Tel est le sens de l'immobilité agreste, qui est un refus de penser. Aussi n'est-il pas aisé de comprendre le culte de la vache, ni l'autel au singe et à l'éléphant. C'est que le corps humain est ici en garde contre la pensée. Qu'on ne puisse improviser devant l'animal, ni se livrer au premier sentiment, cela est d'expérience pour le meneur de vaches encore plus peut-être que pour le dompteur de chevaux. Cette nature nous impose d'immuables formes. C'est ainsi que les sculpteurs trouvèrent l'immuable forme, et le vrai style, qu'ils n'ont pas aisément transporté dans les statues à forme humaine. Bref notre pensée tourne autour de la forme animale, et n'y veut point entrer. Le culte s'arrête donc à la forme extérieure, et le secret vient d'interdiction, selon la marche naturelle, puisque l'action règle la pensée.

Plus profondément, il n'est point permis de supposer l'esprit dans les bêtes, car cette pensée n'a point d'issue. Tout l'ordre serait aussitôt menacé si l'on osait croire que le petit veau aime sa mère, ou qu'il craint la mort, ou seulement qu'il voit l'homme. L'oeil animal n'est pas un oeil. L'oeil esclave non plus n'est pas un oeil, et le tyran n'aime pas le voir ; toutefois en ce cas, qui est tout politique, on imagine aisément la haine, la crainte, l'espérance ; au lieu que devant l'animal on repousse toutes ces choses, dessinant et achevant au contraire l'impénétrable, l'imperméable forme. On s'arme ici de piété, contre une pensée importune ; et encore une fois la prière agreste est un monstre d'inattention. C'est aux travaux sur la bête que l'homme apprend à ne pas penser. Il se détourne ; et il y a du fanatisme dans ce mouvement. L'animal ne peut être un ami, ni même un ennemi ; n'en parlons plus, parlons d'autre chose, ou parlons sans penser. L'homme le doigt sur les lèvres, c'est le silence de pensée qu'il impose d'abord à la nature ; c'est le droit refusé. Cette dureté, ce mouvement d'épaule, ce travail repris, cet arrêt des pensées est dans tout geste de religion. Le rite est un impénétrable refus ; le Sphinx, de toute façon, figure les anciens dieux.