Adorno

 

 

 

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer,

La dialectique de la raison,

Gallimard, collection Tel, 1983, p.268-270.

 

Horkheimer

Souffrance existentielle

L'homme et l'animal

Dans l'histoire européenne, l'idée de l'homme s'exprime dans la manière dont on le distingue de l'animal. Le manque de raison de l'animal sert à démontrer la dignité de l'homme. Cette opposition a été prêchée avec tant de constance et d'unanimité par tous les prédécesseurs de la pensée bourgeoise - les anciens Juifs et les Pères de l'Église, puis au Moyen Age et dans les temps modernes - qu'elle fait partie du fond inaliénable de l'anthropologie occidentale comme peu d'autres idées. Même de nos jours elle est encore reconnue. Les behaviouristes ne l'ont oubliée qu'en apparence. Le fait qu'ils appliquent aux hommes les mêmes formules et les mêmes trouvailles qu'ils obtiennent en se déchaînant pour torturer des animaux sans défense dans leurs abominables laboratoires de physiologie, confirme cette différence d'une façon particulièrement cruelle. Les conclusions qu'ils tirent des corps mutilés des animaux ne s'appliquent pas à l'ani­mal en liberté, mais à l'homme d'aujourd'hui. Cet homme prouve en faisant violence à l'animal qu'il est seul dans toute la création à fonctionner volontairement de façon aussi mécanique, aussi aveugle et automatique, exactement comme les membres en convulsion des victimes que le spécialiste utilise à ses propres fins. Le professeur à sa table de dissection définit scientifiquement ces spasmes comme des réflexes; l'aruspice devant l'autel proclamait qu'ils étaient des signes donnés par les dieux qu'il servait. L'homme possède la raison qui progresse impitoyablement; l'animal qu'il utilise pour aboutir à ses conclusions irrévocables n'a que la terreur déraisonnable, l'instinct de la fuite qui lui est interdite.

L'absence de raison n'a pas de mots pour s'exprimer. Seul celui qui la possède est éloquent et l'histoire manifeste est pleine de cette éloquence. La terre entière témoigne de la gloire de l'homme. Durant les guerres, en temps de paix, dans l'arène et à l'abattoir, de la mort lente de l'éléphant vaincu par les hordes humaines primitives dans leur premier assaut planifié jusqu'à l'exploitation systématique du monde animal, les créatures privées de raison ont eu à subir la raison. Ce processus visible cache aux bourreaux le processus invisible: la vie sans la lumière de la raison, l'existence des animaux. C'est elle qui devrait constituer le véritable thème de la psychologie, car seule la vie des animaux est gouvernée par des impulsions psychiques; quand la psychologie entreprend d'expliquer les hommes, ils ont régressé et sont déjà des ruines. Et quand les hommes ont recours à la psychologie, l'espace réduit de leurs rapports immédiats est encore rétréci, même là ils sont réduits à l'état de choses. Recourir à la psychologie pour comprendre les autres, c'est faire preuve de cynisme, recourir à elle pour expliquer ses propres motivations n'est que sentimentalité. Mais la psychologie animale a perdu de vue son objet, dans les trappes et les labyrinthes de ses chicaneries elle a oublié que pour parler de l'âme, pour la concevoir, elle doit se tourner vers l'animal. Même Aristote, qui attribuait une âme aux animaux, une âme d'une espèce inférieure, il est vrai, a préféré traiter des corps, de leurs parties, de leurs mouvements et de la manière dont ils se reproduisent, plutôt que de parler de l'existence spécifique de l'animal.

Le monde de l'animal est un monde sans concept. Il n'y a pas de mot pour fixer l'identique dans le flux des phénomènes, pour isoler la même espèce dans la succession de ses spécimens ou la chose dans les modifications des situations. Même si la recognition est possible, l'identification se limite à ce qui a été établi de façon vitale. Il n'y a rien dans le flux des choses qui soit déterminé comme permanent et pourtant tout reste identique parce qu'il n'y a pas de savoir solide concernant le passé, pas plus qu'il n'y a de prévision claire de l'avenir. L'animal répond à son nom et n'a pas de moi, il est refermé sur lui-même et cependant exposé à l'extériorité, une contrainte succède à l'autre, aucune idée ne la transcende. Privé de réconfort, il ne connaît pas pour autant une angoisse moins grande, la conscience du bonheur qui lui fait défaut ne le libère pas pour autant de la tristesse et de la douleur. Pour que le bonheur se matérialise, qu'il concède la mort à l'existence, il faut une mémoire susceptible d'identification, une connaissance apaisante, l'idée religieuse ou philosophique, bref le concept. Il y a des animaux heureux, mais que ce bonheur est bref! Pour l'animal, la durée que ne vient pas interrompre la pensée libératrice, est triste et dépressive. Pour échapper au vide lancinant de l'existence, il faut une capacité de résistance à laquelle le langage est indispensable. Même l'animal le plus fort est infiniment faible. La thèse de Scho­penhauer, selon laquelle la vie oscille entre la douleur et l'ennui, entre de brefs instants où l'instinct est satisfait et un désir ardent qui ne connaît pas de fin, s'applique bien à l'animal auquel aucune connaissance ne permet d'arrêter le destin. L'âme de l'animal recèle les différents sentiments et besoins propres à l'homme, voire les rudiments de l'esprit sans qu'il ait le soutien que seule la raison organisatrice peut apporter. Les jours les meilleurs s'écoulent dans des changements constants comme en un rêve que l'animal ne parvient d'ailleurs guère à distinguer de l'état de veille. Il ne sait rien de la transi­tion nette du jeu à l'activité sérieuse ou du réveil joyeux qui fait passer du cauchemar à la réalité.

La transformation de l'homme en animal est un thème récurrent des légendes des nations. Etre condamné à habiter le corps d'un animal équivaut à une damnation. Pour les enfants et les populations, la représentation de telles méta­morphoses est immédiatement compréhensible. Dans les plus anciennes civilisations la croyance dans la métempsycose considère la réincarnation dans une forme animale comme la pire des punitions. La muette sauvagerie dans le regard d'un animal reflète la même horreur que celle ressentie par les hommes à l'idée d'une telle métamorphose. Chaque animal fait penser à un désastre effroyable qui aurait eu lieu dans des temps immoriaux. La légende exprime le pressentiment des hommes. Mais si le prince du conte avait gardé sa raison de sorte qu'il pût exprimer sa douleur et être libéré ainsi par la fée, l'absence de raison condamne éternellement l'animal à habiter la forme qui est la sienne, à moins que l'homme qui faisait un avec lui dans le passé, trouve la formule de la délivrance fléchissant à la fin des temps le cœur de pierre de l'éternité.