Sartre

 

 

 

Jean-Paul Sartre,

L'idiot de la famille. Gustave Flaubert de 1821 à 1857,

Paris, Gallimard, 1988, p. 143-145.

 

 

Ennui, existence dépourvue d'objectif
et compréhension animale du langage humain
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Le chien sut à l'instant qu'on parlait de lui

L'expérience de l'universelle monotonie, il l'appellera plus tard « ennui » : à bon droit ; mais le « pur ennui de vivre » est une perle de culture : il semble évident que les animaux de maison s'ennuient ; ce sont des homoncules, reflets douloureux des maîtres ; la culture les a pénétrés, ruinant la nature en eux sans la remplacer, le langage est leur frustration majeure : ils en comprennent grossièrement la fonction mais n'en ont pas l'usage ; cela suffit pour qu'ils soient parlés : on leur parle, on parle d'eux, ils le savent ; cette puissance verbale qu'on leur manifeste et qui leur est refusée, elle les traverse, s'installe en eux comme la limite de leurs pouvoirs, c'est une inquiétante privation qu'ils oublient dans la solitude et qui les dénonce dans leur nature quand ils retrouvent les hommes. J'ai vu la peur et la rage monter chez un chien : nous parlions de lui, il le sut à l'instant parce que nos visages s'étaient tournés vers lui, qui somnolait sur le tapis, et que les sons le frappaient de plein fouet comme si nous nous adressions à lui. Pourtant nous nous parlions : il le sentait ; des mots paraissaient le désigner comme notre interlocuteur et, pourtant, lui parvenaient barrés. Il ne comprenait ni l'acte lui-même ni tout à fait cet échange de paroles qui le concernait beaucoup plus que le ronronnement ordinaire de nos voix – ce bruit vivant et non-signifiant dont les hommes s'entourent – et beaucoup moins qu'un ordre donné par son maître ou qu'un appel appuyé par le regard et le geste. Ou plutôt – car l'intelligence de ces bêtes humanisées est toujours au-delà d'elle-même, perdue dans l'imbroglio de ses presciences et de ses impossibilités – il s'affolait de ne pas comprendre ce qu'il comprenait. Cela commença par un réveil, un élan vers nous stoppé net, pour se continuer par des plaintes, par une agitation incoordonnée et finir par des aboiements de colère. Ce chien passa de l'inquiétude à la rage pour avoir ressenti à ses dépens l'étrange mystification réciproque qu'est la relation de l'homme et de l'animal. Mais cette rage n'avait rien d'une révolte : le chien l'avait appelée pour simplifier ses problèmes. Calmé, il s'en fut dans la pièce voisine et revint, beaucoup plus tard, faire des pitreries et nous lécher les mains.

Cet exemple montre assez que la culture, d'abord simple milieu, lacune ignorée, devient chez l'animal, à la faveur du dressage, pure négation par elle-même de l'animalité : c'est une fission qui entraîne la bête au-dessus et au-dessous de son niveau familier, la haussant vers une compréhension impossible pendant que son intelligence égarée s'effondre dans l'hébétement. Par elle, rien n'est donné : quelque chose est ôté ; sans atteindre jamais à la scissiparité réflexive, l'immédiat du vécu est fêlé, contesté. Par rien : donc nul espoir de médiation; une ombre de distance sépare la vie d'elle-même, rend la nature moins naturelle. Du coup, l'immanence tranquille se change en présence à soi. Cette transformation n'est jamais achevée : c'est un mouvement pur mais cette contestation renouvelée, cette implantation de l'humain comme possibilité refusée se traduit par une jouissance : le chien se sent vivre, il s'ennuie ; l'ennui, c'est la vie dégustée comme impossibilité de devenir homme et comme effondrement perpétuel du désir de se transcender vers l'humain. Bref, les petits monstres forgés par le Roi de la Nature connaissent des moments privilégiés où les besoins, assouvis, cessent de les contraindre et de les justifier ; alors, si la vie, par cette distanciation qui n'est pas même présence à soi, jouit d'elle-même à la fois comme limite négative des pouvoirs animaux et comme insouciance ruinant par en dessous une vague entreprise douloureusement impossible, chaque instant vécu se ressent comme restitution – par incapacité provoquant l'oubli – de la pure contingence, c'est-à-dire de l'existence dépourvue d'objectif. Et cette contingence, au lieu d'être la simple structure permanente du vécu, jouit d'elle-même comme d'un sens, elle est à soi seule la condition animale et la fade intuition de celle-ci comme succession sans but d'états interchangeables et toujours différents. Sans la culture, l'animal ne s'ennuierait pas : il vivrait, c'est tout. Hanté par cette absence, il vit l'impossibilité de se dépasser comme rechute oublieuse dans l'animalité ; la nature se découvre par la résignation. L'ennui de vivre est une conséquence de l'oppression des bêtes par l'homme ; c'est la nature se saisissant comme terme absurde d'un processus limitatif au lieu de se réaliser comme spontanéité biologique.