Jean-François Nordmann,
"Des limites et des illusions des éthiques animales",
in Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Anthologie d'éthique animale, Apologies des bêtes, Paris, PUF, 2011, p. 400-404.
Beaucoup pensent que c’est d’un défaut fondamental d’éthique animale que souffre notre époque, avec son incapacité à rompre avec la différenciation métaphysique homme / animal, ses pratiques d’exploitation à outrance de nombreuses espèces ou ses efforts pour améliorer sans cesse les rendements de ses chaînes de production industrielle de viande. L’urgence dès lors serait de faire reconnaître et entériner par tous une éthique élargie, s’enracinant dans l’expérience commune des relations actives et profondes (empathie, attention, respect, soin, ...) qui peuvent se nouer avec certains des animaux qui nous sont proches et travaillant à les étendre aux différentes formes de vie et de conscience animales. Les voies ne manqueraient pas pour cela : l’animal n’est-il pas capable par exemple d’éprouver des états affectifs tels que l’angoisse et la souffrance ou le bien-être et le contentement, bien au-delà des seuls sentiments de plaisir et de douleur physiques ? n’est-il pas doué de capacités supérieures à celles qu’on lui attribue d’ordinaire en termes de sensibilité, de cognition, d’apprentissage, ... ? son comportement ne peut-il être décrit comme celui d’un sujet en rapport avec un « monde » organisé suivant un ensemble de significations et de valeurs ? ne peut-on parler, pour l’individu comme pour l’espèce, d’« intérêts » commensurables et comptabilisables avec les nôtres ? ...
D’autres concèdent également que l’éthique animale n’est peut-être pas bien développée et articulée, ni suffisamment reconnue publiquement. Mais à leurs yeux, le problème véritable est ailleurs : il tient à ce que les conditions ne sont pas réunies pour que puissent s’instaurer avec l’animal des relations de type éthique, et pas même des relations de type moral voire d’élémentaires sentiments de pitié. Des dispositifs collectifs sont même à l’œuvre qui empêchent que ces conditions puissent être réunies. Les conditions d’élevage, de reproduction et d’abattage des animaux sont ainsi systématiquement soustraites aux regards. Mais la langue commune elle-même, par l’artifice de la renomination, permet de faire disparaître les centaines de millions de sujets animaux individuels mis à mort pour être consommés en leur substituant l’instance de la viande générique et réifiée. L’urgence serait alors, selon les tenants de ces approches, de dénoncer ces processus, à la fois collectifs et individuels, d’invisibilisation et d’occultation, voire de dissociation schizophrénique. Il s’agirait également d’« ouvrir la porte » des élevages et des abattoirs pour laisser surgir un réel qui ne pourrait que saisir les contemporains à la gorge.
Mais n’y a-t-il pas quelque candeur, voire peut-être même quelque nouvelle illusion, à croire et donner à croire que c’est par un surcroît d’explicitation des éthiques animales et par une levée des obstacles à leur effectuation que pourraient venir à cesser les violences et les exactions commises à l’encontre des animaux ? Est-ce qu’un point essentiel n’est pas ici oublié et passé sous silence, à savoir que les hommes sont en fait bien conscients, fût-ce d’une conscience en grande partie inavouable aux autres comme à eux-mêmes, que la consommation de viande non seulement occasionne, à la manière de quelque dégât collatéral, la mise à mort de sujets animaux qui étaient pleinement vivants et désireux de vivre, mais qu’elle comporte cette mise à mort comme l’une de ses composantes et de ses visées essentielles ? A défaut de discours élaborés et assumés, un certain nombre de signes et de traces peut en attester. Telle enseigne de charcuterie représente un imposant cochon en larmes qu’une petite fille vient consoler : « Pleure pas, grosse bête, tu vas chez Noblet ! » ; telle façon de placer, à l’étal de certaines boucheries, une tête de veau ou de porc aux côtés des pièces de viande semble signifier à l’acheteur : « Voici ton œuvre, voici l’animal même que tu mets à mort et que tu vas ingérer » ; et les rites même de table et de convivialité organisent manifestement le repas, dans notre culture, autour d’un abondant plat de viande dit « plat de résistance », tantôt quartier de viande rouge qu’il sera valorisé de manger « saignante », tantôt corps d’un animal tout entier auquel on prend généralement soin de laisser attachée la tête. Ne faut-il pas reconnaître dans ces divers cas que, loin d’une insensibilité à la vie et au désir de vivre, loin aussi d’une invisibilisation de la mise à mort, le sujet animal est bien là au contraire en pleine visibilité, présent ou reconstitué, en chair et en os, en personne, avec ce qui peut lui rester de face et de traits expressifs malgré ses yeux vitrifiés par la mort ou brûlés par la cuisson ? et n’est-il pas clairement donné à voir que c’est précisément ce sujet animal, vivant et attaché à la vie, à quoi il est porté une atteinte suprême et sans retour, et cela de façon pleinement intentionnelle ?
Quel sens, quelles raisons, peuvent avoir de telles pratiques, si clairement attentatoires pour l’animal comme pour l’expérience morale et a fortiori éthique, laquelle s’amorce bien ici mais pour être immédiatement objet de violation ? On peut bien sûr recourir ici à l’idée « classique » qu’un des moyens de fonder et de maintenir des communautés est de faire commettre et si nécessaire réitérer régulièrement par ses membres un crime dont la culpabilité se trouve ensuite non seulement partagée entre tous, mais déchargée sur un collectif qui en monnaye l’exonération pour chacun en échange de sa soumission et de sa loyauté aveugles. C’est ainsi que se constituent d’ordinaire les sous-sociétés qui se vouent au crime et à l’exaction. Mais cette interprétation peut-elle valoir appliquée à une époque, une culture, une civilisation tout entière, et qui se place de surcroît sous le signe sinon de la moralisation, du moins de la rationalisation des rapports, de la prise en compte calculée des intérêts, de la négociation, ... ? - Une autre piste de compréhension elle aussi « classique » consiste à considérer que le meurtre collectif de l’animal correspond bien plutôt à un moment de licence et de « fête » où se trouverait temporairement et exceptionnellement autorisée, dans des limites et des formes bien déterminées, la satisfaction de certains désirs, notamment agressifs et violents, interdits et réprimés en temps normal. Le sujet animal ou bien attirerait par lui-même de tels désirs pulsionnels, ou bien fonctionnerait pour chacun comme représentant et substitut de ces autres membres de la communauté envers qui sont éprouvés d’intenses sentiments de jalousie, de rancune, de haine, ... Mais comment comprendre que la conscience morale ou éthique n’intervienne pas pour prévenir le passage à l’acte de telles pulsions ? Et comment comprendre que l’instance collective elle-même ne cherche pas ici, comme elle est capable de le faire par ailleurs, à canaliser ces désirs pour les reconnaître, les élaborer et en faire des motifs et des forces de création, plutôt qu’à autoriser leur assouvissement effectif ?
Devrait-on s’acheminer vers l’idée que, loin de pouvoir s’enraciner dans une expérience éthique spontanée et ordinaire de l’animal, la considération et le souci de l’animal ne relèvent finalement que de simples devoirs moraux et sociaux, reçus et prescrits de l’extérieur, à la source d’obligations qui pour chacun ne restent que superficielles et sont aisément balayées à la moindre poussée d’affects ? – Mais une autre interprétation pourrait être avancée : on pourrait se demander si nombre de communautés humaines (familiales, sociales, ...) ne se constituent pas, même encore aujourd’hui et malgré les finalités affichées, par un véritable processus de déstructuration traumatique. Les rites de table inviteraient ainsi chacun, et même lui enjoindraient, lui ordonneraient, de commettre quelque chose de fondamentalement contraire à ce qu’il éprouve moralement obligatoire et plus encore éthiquement bien de faire : ils le contraidraient en d’autres termes à se manquer profondément, radicalement, essentiellement – et irréversiblement – à lui-même. Le meurtre ne trouverait plus dès lors sa raison dans une reconfiguration de l’économie de la satisfaction et de la répression des désirs (redistribution de la culpabilité, organisation de satisfactions compensatoires, ...) : les sujets se trouveraient bien plutôt eux-mêmes « transis », empêchés structurellement de se constituer et de pouvoir développer une liberté, une profondeur et une responsabilité intérieures. C’est ainsi qu’une conscience de meurtre pourrait être bien présente tout en restant « blanche », inarticulée, ne se développant ni en culpabilité ni a fortiori en responsabilité, tandis que, par un tel processus de (dé-)subjectivation, les sujets individuels resteraient en défaut majeur de consistance et de forces intérieures, demeurant durablement livrés à l’emprise des communautés, à l’efficace des figures de transcendance, au mimétisme inter-individuel, ...
Il ne s’agit là que d’une piste à suivre, parmi d’autres. Mais, quoi qu’il en advienne, on peut sans doute soutenir que les obstacles à l’instauration des éthiques animales sont bien plus considérables que leurs partisans ne se le représentent ordinairement. Le problème ne tiendrait pas à une insuffisance d’explicitation et de reconnaissance publiques, ni à l’occultation des violences réelles infligées aux animaux : des configurations psychiques intérieures seraient bien plutôt à mettre en cause, requérant des instruments d’analyse qui nous font sans doute en partie encore défaut malgré les ressources des psychanalyses. – Est-ce à dire que les combats menés aujourd’hui en faveur des éthiques animales sont voués par avance à l’échec ? Cela ne nous semble pas être le cas, mais ils exigent sans doute beaucoup plus d’efforts et d’inventions théoriques et pratiques qu’on ne se le représente. En contrepartie toutefois, on peut compter que ces combats, loin d’être marginaux et accessoires, touchent profondément au coeur même de l’époque et mettent en jeu tout l’ensemble de sa configuration sociale et politique.
.