Patrick Llored,

"Les deux corps sacrifiés de l’animal. Réflexions sur le concept de zoopolitique dans la philosophie de Jacques Derrida",

Philosophie, 2011/4 (n° 112).

Les deux corps sacrifiés de l’animal.
Réflexions sur le concept de zoopolitique dans la philosophie de Jacques Derrida

Le jour du Grand Pardon, présence du blanc, mon taleth immaculé, le seul taleth vierge de la famille,
Comme les plumes des coqs et poules que Haim Aimé veut blanches pour le sacrifice d’avant Kippour,
Le rabbin les égorge dans le jardin après les avoir tâtées sous l’aile en tenant le couteau entre les dents,
puis passées au-dessus de nos têtes en prononçant nos noms, inoubliables bêtes blanches ensanglantées que
je voulais sauver alors que, jetées parfois sous la bassine, elles se débattent longtemps survivantes jusqu’à
soulever le caveau de fer pour courir encore, sans tête et comme ivres, dans le PaRDes.
Jacques Derrida, Circonfessions

 

La thèse qu’il faudrait ici pouvoir défendre et démontrer est que la déconstruction derridienne est aussi une philosophie qui concerne l’animal, c’est-à-dire une pensée qui réfléchit sur l’animal et qui, plus essentiellement, se réfléchit en lui. Ce qu’à de multiples reprises Derrida a nommé « la question de l’animal » occupe une place importante dans son travail philosophique, située non à sa périphérie, mais bien plutôt en son centre. L’on peut même aller jusqu’à dire que cette question est le noyau de la déconstruction, tant elle anime les principaux concepts qui nourrissent cette philosophie du vivant antérieure à toute philosophie de la vie. Le vivant est premier par rapport à la vie elle-même, laquelle ne se manifeste qu’à travers les multiples formes sensibles que sont les animaux. Pas de vie sans vivants, et ici sans vivants non humains. C’est cette présence massive, dans la déconstruction, de figures animales de toutes sortes qui confère leur signification première aux concepts derridiens majeurs que sont la différance, la trace, le supplément, le pharmakon et tant d’autres encore, qui ne peuvent être lus, interprétés et donc compris qu’à la lumière du problème de l’animalité.

Or il se trouve que cette philosophie animale omniprésente n’a été à ce jour que fort peu prise en compte, dans son ampleur et sa complexité, par ses principaux commentateurs [1]. Un tel oubli de l’animal dans la réception de la pensée de Derrida est d’autant plus étonnant que cette importance accordée au vivant non humain est explicitement soulignée par l’auteur lui-même, qui ne s’est jamais abstenu d’y reconnaître une question fondamentale et stratégiquement décisive – et ce dès ses premières publications significatives, sans parler des dernières où elle devient littéralement massive, comme c’est le cas des deux textes posthumes : L’animal que donc je suis et le séminaire La bête et le souverain [2], qui livrent la dernière orientation connue du travail du philosophe sur cette question.

Comment ne pas voir, pourtant, que la déconstruction est d’abord celle du propre de l’homme, lequel n’a pu se formuler dans la tradition philosophique occidentale qu’en étroite relation avec la question de l’animal ? Comment ne pas comprendre que cette déconstruction du propre de l’homme est en même temps une déconstruction de ce que l’homme fait à l’animal ou, plus exactement peut-être, de ce que l’animal et de ce qu’il conviendrait de nommer – pour l’en distinguer quelque peu – la bête, font à l’homme ? Comment méconnaître que les critiques formulées à l’encontre de l’humanisme, du logocentrisme, du « carnophallogocentrisme », du fraternalisme, ont toujours été chez Derrida des déconstructions particulières et locales de la grande opposition métaphysique qui sépare l’homme de l’animal, et que « les fins de l’homme » sont sûrement le début de la fin du concept fragile et dogmatique d’« animal » ? Comment ignorer que, dans la pensée politique derridienne, les concepts de souveraineté, de droit, de droits de l’homme, de sujet et même de démocratie n’ont de sens que par rapport au problème de l’animalité aux prises avec la question du pouvoir, et que ce sont précisément ce que nous appellerons les « politiques de l’animalité » – en tant que pratiques décisives d’inspiration onto-théologico-politique à l’origine de l’idée même de souveraineté, que celle-ci s’incarne dans la souveraineté du prince, du roi, du sujet ou même du peuple – qui constituent la clef de l’interprétation de toute vie politique ? Comment demeurer aveugle à l’évidence que l’éthique derridienne elle-même, exprimée à travers les concepts de pardon, d’hospitalité, de promesse et de justice – qui font tous signe vers l’idée d’inconditionnalité –, tend à prendre les dimensions d’une éthique animale d’un genre nouveau, dont les enjeux la distingue singulièrement des diverses éthiques animales qui se sont développées dans les pays anglo-saxons ?

L’étonnant, à nos yeux, est que la déconstruction n’ait presque jamais été analysée comme une pensée du vivant – humain et non humain inclus –, c’est-à-dire comme une réflexion qui se préoccupe du devenir du vivant en prise avec un pouvoir souverain, que celui-ci s’incarne dans le sujet individuel ou dans la souveraineté politique telle qu’elle a ultimement pris forme dans l’État moderne.

Toutes ces questions ne trouvent leur sens et ne font système, si l’on peut dire, que si on les relie à ce qui sous-tend cette philosophie du vivant et lui confère, sinon son originalité, du moins sa nouveauté : la question du sacrifice [3]. Cette question, nous le verrons, est inséparable de celle de l’animal : c’est en effet avec l’animal, estime Derrida, que le sacrifice revêt des formes inédites, originales et tragiques ; dire, par conséquent, que la déconstruction est une philosophie de l’animalité, c’est aussi bien dire que la déconstruction est une philosophie du sacrifice – une déconstruction de toutes les structures symboliques majeures de l’Occident qui ont utilisé l’animal pour prendre forme et se développer. C’est à l’aune de ce projet ambitieux et risqué que la philosophie animale derridienne – donc la déconstruction dans son ensemble – nous semble devoir être interprétée :

Il s’agissait [écrit Derrida en s’employant à définir la déconstruction] de défaire, décomposer, désédimenter des structures (toutes sortes de structures, linguistiques, « logocentriques », « phonocentriques », […] socio-institutionnelles, politiques, culturelles et surtout, et d’abord, philosophiques). […] Mais défaire, décomposer, désédimenter des structures, mouvement plus historique, en un certain sens, que le mouvement « structuraliste » qui se trouvait par là remis en question, ce n’était pas une opération négative. […] J’ai dû, comme je le fais ici, multiplier les mises en garde, écarter finalement tous les concepts philosophiques de la tradition, tout en réaffirmant la nécessité de recourir à eux, au moins sous rature [4].

Parmi ces structures à déconstruire se trouve le sacrifice, qui est probablement l’une des rares à réunir en elle des éléments relevant à la fois du politique, du philosophique et de l’anthropologique, faisant ainsi d’elle une structure totale. Trois éléments inséparables semblent avoir intéressé Derrida dans la déconstruction du sacrifice.

En premier lieu, le mécanisme sacrificiel en lui-même – lequel concentre tous les éléments qu’établit une société donnée comme relevant de son dedans ou de son dehors, le sacrifice délimitant de façon stricte les frontières entre l’humanité et l’animalité dans la mesure où, même s’il y a eu – nous en reparlerons – des situations de sacrifice humain, c’est toujours à partir d’une intention anthropocentrique, de forme humaniste, qu’il a opéré, que cet anthropocentrisme soit d’inspiration religieuse ou d’inspiration philosophico-scientifique – tel, du moins, qu’il prend forme dans la tradition du rationalisme philosophique occidental. Le sacrifice est fondamentalement une opération qui agit sur le vivant animal en vue de le soumettre à la souveraineté de l’homme.

En second lieu, si le sacrifice, tel que le pense Derrida, est principalement carnivore, il permet et offre la possibilité de comprendre non seulement ce qui relève de l’humain et de l’animal ou du bestial mais, plus précisément, ce qui relève du réel et du symbolique, c’est-à-dire ce qui lui permet de délimiter l’ordre du réel par rapport à celui du symbolique. Si le sacrifice animal et carnivore ne peut se réduire à sa seule dimension réelle, il a aussi une dimension symbolique dont la dénégation constante constitue l’une des clés interprétatives premières de notre modernité.

Enfin le sacrifice est peut-être chez Derrida le fond onto-théologico-politique où est née et continue de s’inventer l’idée même de communauté humaine lorsqu’elle prend la forme de la zoopolitique, en tant que ce concept fait signe vers l’idée centrale que les structures politiques que sont la souveraineté et l’État moderne ne prennent sens que sur fond d’une séparation d’avec l’animal. La zoopolitique signifie précisément que le pouvoir inclus dans la souveraineté n’a pu s’établir que sur l’idée d’un propre de l’homme fonctionnant de manière à écarter l’animal de toute appartenance à une communauté élargie et ouverte à tous les vivants.

Sens et fonction du sacrifice carnivore

La déconstruction nous aura appris que tout animal a au moins deux corps, à la manière des deux corps du roi naguère étudiés par Ernst Kantorowicz dans son célèbre ouvrage Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique du Moyen Âge [5] : d’une part, un corps naturel et comestible qui est soumis à la logique souveraine du sacrifice carnivore, laquelle est sacrificielle ; et, d’autre part, un corps symbolique et politique qui survit à sa disparition physique sous forme de spectres – lesquels sont ici les croyances ou les fables, comme le dit Derrida, qui fondent le politique. Dans les deux cas, c’est le corps de l’animal qui est sacrifié.

L’emploi, par Derrida, du mot « sacrifice » pour évoquer la mise à mort de l’animal tué pour être mangé n’est pas le fruit du hasard, et n’a évidemment rien d’innocent. Il y a dans ce mot, dont les enjeux sont repensés de fond en comble par Derrida, toute une réflexion sur les liens existant entre la mise à mort de l’animal et sa fonction symbolique dans nos sociétés occidentales – le mot « sacrifice » ayant pour finalité d’introduire une certaine confusion volontaire, voire un dérangement critique dans l’opération de mise à mort de l’animal, grâce à quoi il pourra offrir la possibilité de penser autrement sa fonction véritable.

La caractéristique première de la mise à mort de l’animal est précisément de ne pas se présenter comme une mort au sens anthropomorphique du terme et, plus profondément encore, d’exhiber toutes les signes de la légalité humaine. La déconstruction derridienne cherche à mettre en lumière la « structure sacrificielle » du discours qui autorise une telle mise à mort, en tant que cette « structure sacrificielle » assume, si l’on peut dire, une double fonction vitale pour nos sociétés : d’une part, celle d’autoriser souverainement la mort de l’animal en l’inscrivant dans une loi morale ou juridique anthropocentrée, et, d’autre part, de rendre possible une dénégation de la nature violente de l’acte sacrificiel lui-même. Ces discours, à la fois philosophiques, moraux et juridiques, proposent tous une justification du sacrifice animal marquée par une ambivalence profonde – car il s’agit à la fois de « donner la mort » et, en même temps, de ne pas reconnaître cet acte comme un geste de mise à mort violente de l’animal. Derrida désigne dans cette opération le fait du pouvoir souverain exercé sur la vie et la mort de l’animal, qui distribue à sa manière les cartes du réel et du symbolique en enlevant la vie, tout en ne reconnaissant pas la violence par laquelle se réalise cet acte :

Je voudrais surtout mettre en lumière, en suivant cette nécessité, la structure sacrificielle des discours auxquels je suis en train de me référer [il s’agit principalement de ceux de Heidegger et Levinas sur la question de l’animal]. Je ne sais si « structure sacrificielle » est l’expression la plus juste. Il s’agit en tout cas de reconnaître une place laissée libre, dans la structure même de ces discours qui sont aussi des « cultures », pour une mise à mort non criminelle : avec ingestion, incorporation ou introjection du cadavre. Opération réelle, mais aussi symbolique quand le cadavre est « animal », opération symbolique quand le cadavre est « humain ». Mais le « symbolique » est très difficile, en vérité impossible à délimiter dans ce cas, d’où l’énormité de la tâche, sa démesure essentielle, une certaine anomie ou monstruosité de ce dont il faut répondre, ou devant quoi (qui ? quoi ?) il faut répondre [6].

Déconstruire le sacrifice animal et carnivore : tel est l’enjeu de la philosophie de l’animalité de Derrida. Déconstruction passant par la décomposition de la structure sacrificielle qui caractérise les discours lorsqu’ils traitent des animaux et les réduisent à des corps de chair comestible. Que disent et que révèlent au fond les discours sacrificiels qui retirent tout sens à la mort de l’animal, et le privent ainsi de sa propre mort ? Que dit, au fond, notre culture occidentale qui autorise ces pratiques sacrificielles, lesquelles sont en réalité des pratiques rituelles qui construisent l’espace du réel et du symbolique et déterminent les droits d’entrée des vivants dans ces expériences ? Ces discours sacrificiels dénient aux pratiques de mise à mort le statut d’actes criminels. En effet, toute mise à mort de l’animal se présente sous les espèces d’un acte technique, matériel, empirique, dépourvu de toute dimension morale ; acte entièrement fondé en raison par sa fonction carnivore, à savoir alimentaire. La mise à mort de l’animal y est telle qu’elle ne risque jamais d’être prise pour ce qu’elle est : un crime. Réduire cet acte à quelque chose de réel et d’empirique revient en réalité à refuser à l’animal toute appartenance à un champ symbolique susceptible d’en faire un être dont la vie ne serait pas seulement biologique. Le geste qui met fin à l’existence toujours unique et singulière d’un vivant non humain échappe à toute évaluation en termes juridiques et moraux : ce qui vient circulairement confirmer la thèse commune que l’animal reste un être qui ne peut intégrer l’ordre symbolique, puisque celui-ci est un privilège des hommes, c’est-à-dire le propre de l’humain. L’animal n’a pas droit au symbolique pour le sujet souverain lors de sa mise à mort sacrificielle au nom de la supériorité ontologique de la souveraineté humaine.

Or Derrida s’emploie précisément à démontrer que la distinction entre le réel et le symbolique n’est tenable ou défendable pour aucun vivant, qu’il soit humain ou non-humain, et que le symbolique est en réalité un acte performatif à partir duquel la différenciation morale s’opère et prend une forme sociale déterminée dans l’intérêt de celui qui l’institue par la force – laquelle est toujours première par rapport à toute loi morale. En d’autres termes, le symbolique peut être déconstruit selon deux voies parallèles et convergentes : d’une part, en montrant qu’il n’est pas le propre de l’homme et prend des formes différentielles qui n’existent pas en toute pureté ou en toute rigueur chez l’homme, inscrites dans une loi morale transcendante ; et d’autre part, que le symbolique connaît aussi des manifestations variées à l’intérieur du règne du vivant non humain. Le symbolique se produit toujours sur le mode de l’hétéronomie, qu’il s’agisse du vivant humain ou du vivant non humain. De ce point de vue, la philosophie de Derrida peut être comprise comme une opération risquée de déconstruction des frontières du réel et du symbolique telles qu’elles ont été inventées par l’homme, lequel se donne ainsi plein pouvoir pour décider de la signification de la mise à mort et du type d’accueil à réserver au cadavre. L’appropriation par l’homme du symbolique lui permet de s’inventer un propre, donc une subjectivité qui passe par l’obligation de mettre fin à la vie du vivant non humain qu’est tout animal – appropriation qui est aussi bien une désappropriation, laquelle n’a de sens au fond qu’en référence à cet « autre » que l’on refuse de reconnaître comme tel.

Sacrifice animal et subjectivité humaine

Le sacrifice carnivore est une institution rituelle fondatrice par laquelle l’homme se donne, par la violence, une subjectivité lui permettant d’installer une limite infranchissable entre lui et l’animal, par une opération de dénégation de l’acte de mise à mort lui-même :

 

Je ne sais pas, à ce point, qui est « qui » ni davantage ce que veut dire « sacrifice » ; pour déterminer ce denier mot, je retiens seulement cet indice : le besoin, le désir, l’autorisation, la justification de la mise à mort, la mort donnée comme dénégation du meurtre. La mise à mort de l’animal, dit cette dénégation, ne serait pas un meurtre. Et je relierais cette « dénégation » à l’institution violente du « qui » comme sujet [7].

 

Le sujet s’auto-institue en mettant à mort l’animal dans un acte qui se revendique comme purement technique et matériel, mais dont les conséquences sont sans mesure par rapport à son effectivité apparente :

 

Dans notre culture, le sacrifice carnivore est fondamental, dominant, réglé sur la plus haute technologie industrielle, comme l’est aussi l’expérimentation biologique sur l’animal – si vitale à notre modernité. […] Le sacrifice carnivore est essentiel à la structure de la subjectivité, c’est-à-dire au fondement du sujet intentionnel et, sinon de la loi, du moins du droit, la différence entre la loi et le droit, la justice et la loi restant ici ouverte sur un abîme. […] Si on veut parler d’injustice, de violence ou d’irrespect envers ce que nous appelons si confusément l’animal – la question est plus actuelle que jamais (et j’y inclus, donc, au titre de la déconstruction, un ensemble de questions sur le carno-phallogocentrisme), il faut reconsidérer la totalité de l’axiomatique métaphysico-anthropocentrique qui domine en Occident la pensée du juste et de l’injuste [8].

 

Dans tout sacrifice carnivore opère une dénégation qui s’autorise de prétextes extérieurs à la fonction essentielle du mécanisme sacrificiel pour nier qu’il en va bel et bien d’un sacrifice. Cette dénégation prend la forme de discours multiples justifiant et légitimant, au nom des intérêts de l’homme décrits comme nécessaires à son humanisation, la mise à mort de l’animal, et s’interdit de voir que la violence du sacrifice est la condition transcendantale de l’institution du sujet, donc de toute subjectivité. La violence du sacrifice est à la mesure de l’institution violente du sujet humain. Comment expliquer le mécanisme par lequel devient efficiente cette opération sacrificielle, au principe de l’idée même de sujet ou de subjectivité ? Qu’a-t-elle à voir avec ce que Derrida nomme le « mystique » ? La thèse derridienne concernant la relation causale entre sacrifice et subjectivité repose sur une conception de la loi et du droit marquée par l’idée que le droit est principalement une force, voire une force pure ne prenant sa source originaire dans aucun principe moral. Plus précisément, le droit se développe selon un processus d’auto-fondation tautologique qui lui permet arbitrairement de disjoindre violence légale et violence illégale dans le seul but de séparer vie humaine et vie animale [9]. Cette philosophie de la loi et du droit conduit à reconnaître que, tels quels, le droit et, plus largement, le fondement de toute communauté politique ne sont en rien « naturels » ni « contractuels », mais arbitraires, selon la signification que Montaigne donne à ce mot dans les Essais, au chapitre « De l’expérience » :

 

Or les loix se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais par ce qu’elles sont loix. C’est le fondement mystique de leur authorité, elles n’en ont point d’autre […]. Quiconque leur obeyt parce qu’elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt [10].

 

Pour Derrida, le sacrifice carnivore postule arbitrairement l’existence de deux mondes que tout sépare, croyance qui s’accompagne d’une décharge de violence physique et symbolique considérable dont le résultat peut être qualifié de « mystique », tant il relève d’une certitude dont la force donnera lieu à l’existence du monde du sujet intentionnel lui-même. À terme, deux mondes s’opposeront nettement : d’une part, le monde animal dépourvu de toute loi morale susceptible d’engendrer un quelconque droit ; d’autre part, le monde humain façonné par la loi qui vient s’incarner dans un droit, comme caractéristique d’un propre de l’homme, au sens ici littéral de propriété, puisque le sujet s’approprie le monde de la loi et de la morale pour instituer une frontière ontologique rigide entre lui et l’animal. À la faveur de cette opération « mystique », qui passe autant par l’inconscient que par des représentations sociales et culturelles, le corps de l’animal se voit réduit à un simple corps biologique et mortel dont l’homme peut disposer à sa guise et selon son bon vouloir. Faire du corps de l’animal une chose purement matérielle est la finalité même de cette opération « mystique », instauratrice du sujet humain.

Il y aurait ainsi d’une part le corps de l’animal et d’autre part l’esprit du sujet – dualisme caractéristique de l’opposition métaphysique fondamentale entre le corps et l’âme. Ce que cherche à mettre en lumière Derrida, c’est que l’esprit du sujet intentionnel n’a pas une origine autonome, mais bien plutôt immunitaire, au sens où il est d’abord un moyen de protection qui dépend directement de la réduction corporelle, biologique et carnivore, à laquelle l’animal est soumis par ce même sujet souverain : le sujet ne peut se penser et se vivre comme sujet que s’il fait de l’animal une réalité réduite à sa fonction ou finalité carnivore ; le sujet souverain ne peut se saisir en tant que sujet souverain qu’à la condition de disposer, par le biais de cette mise à mort de l’animal, d’un pouvoir de vie et de mort qui est le pouvoir absolu, donc la forme privilégiée et ultime de la souveraineté humaine. Plus précisément, c’est ce pouvoir de vie et de mort qui institue la souveraineté humaine, précisément parce qu’il est absolument sans limite d’aucune sorte vis-à-vis de ce vivant non humain qu’est l’animal.

Mais ce mouvement immunitaire est toujours menacé de devenir auto-immunitaire à partir du moment où il se conçoit comme ipséité, comme autos. Il court alors le risque de se retourner non seulement contre lui-même, mais aussi contre le vivant non humain qu’il lui a d’abord fallu assimiler pour mieux pouvoir s’en distinguer. D’où la question qu’il convient de poser : n’est-ce pas à partir de cette compréhension du sacrifice carnivore, comme opération institutrice de la subjectivité, que la réduction ontologique traditionnelle de l’animal à un être sans substance, caractérisé par son essentielle pauvreté, demande à être interrogé ? N’est-ce pas encore cette réduction qui autorise circulairement tous les sacrifices au nom même du droit [11] ? Si le sacrifice carnivore crée de la subjectivité, celle-ci n’a-t-elle pas besoin en retour de l’existence d’un animal conçu comme un être sans substance ? N’est-ce pas la subjectivité elle-même du sujet intentionnel ou, plus précisément encore, la souveraineté même dudit sujet qui justifie la violence réservée aux animaux, faisant ainsi du sacrifice animal ce qu’il convient d’appeler, dans la terminologie de Derrida, un pharmakon ? La relation entre l’homme et l’animal ne demanderait-elle pas, dès lors, à être pensée dans le cadre d’une lecture « pharmacologique » du sacrifice ? L’animal, pourrait-on dire, joue en Occident le rôle d’un véritable pharmakon, c’est-à-dire d’une « substance » qui est à la fois et en même temps « remède » et « poison », selon une logique immunitaire par laquelle ce processus de subjectivation, qui est en réalité un processus d’identification subjective et communautaire, donne lieu à l’affirmation d’un propre et d’un soi-même dont la violence originaire peut le condamner à sa propre autodestruction – l’autonomie se transformant ainsi en automutilation.

Une interprétation « pharmacologique » du sacrifice animal

Telle est la thèse que nous souhaiterions à présent défendre : dans ce que l’on pourrait appeler notre modernité zoopolitique, l’animal est passé du statut de pharmakos à celui de pharmakon. Même s’il n’a rien perdu de son statut de vivant sacrifié selon la logique du pharmakos, l’animal est entré dans un nouvel âge zoopolitique, où il s’apparente à un être ambivalent sur lequel se projette tous les questionnements politiques caractéristiques de la souveraineté moderne.

Quelques mots d’abord, donc, sur ce concept de pharmakon. Dans son célèbre essai sur « La pharmacie de Platon », Derrida s’interroge sur le statut de l’écriture dans le platonisme et plus généralement dans la métaphysique grecque. L’écriture, dit-il, y est essentiellement considérée comme un « supplément » de la parole, donc du logos. L’écriture est tenue pour un pharmakon au sens où elle relève à la fois du remède et du poison. Or il y a un lien entre cette logique paradoxale du pharmakon et l’opération « mystique » du sacrifice carnivore dont il vient d’être question : tout se passe en effet comme si ce qui ne peut se soumettre au logos devait faire l’objet d’un sacrifice permettant de fonder une communauté politique réunie autour de la question du propre de l’homme. Un tel lien, qui a rarement été noté, mérite selon nous d’être examiné de plus près au travers d’une relecture attentive de l’essai séminal de Derrida.

 

Le circuit que nous proposons est d’autant plus facile et légitime qu’il conduit à tel mot qu’on peut considérer, sur l’une de ses faces, comme le synonyme, presque l’homonyme, d’un mot dont Platon s’est effectivement servi. Il s’agit du mot « pharmakos » (sorcier, magicien, empoisonneur), synonyme de pharmakeus (utilisé par Platon), qui a l’originalité d’avoir été surdéterminé, surchargé par la culture grecque d’une autre fonction. D’un autre rôle, et formidable.
On a comparé le personnage du pharmakos à un bouc-émissaire. Le mal et le dehors, l’expulsion du mal, son exclusion hors du corps (et hors) de la cité, telles sont les deux significations majeures du personnage et de la pratique rituelle [12].

 

Tel est le personnage du pharmakos grec : un empoisonneur au sens littéral du mot dont le rôle dans la culture grecque est fondamental, à savoir celui d’être le bouc-émissaire, c’est-à-dire le représentant du mal qui doit être expulsé de la cité et dont l’exclusion consiste en un double mécanisme : tout d’abord, expulser le pharmakos du corps biologique du sujet en tant qu’il symbolise le mal ; puis procéder à une expulsion de ce même personnage du corps politique de la cité qui ne forme plus qu’un avec le corps biologique des citoyens eux-mêmes, lesquels doivent donc se protéger du pharmakos, et ce dans le cadre d’une pratique rituelle qui se révèle être une pratique sacrificielle extrêmement codifiée, dont la finalité ultime est d’immuniser la cité en créant un dedans et un dehors capables de la fortifier et de la régénérer [13]. Un telle mise à mort sacrificielle ne peut par conséquent pas se limiter à une privation de vie, mais fait signe vers une autre dimension qui la rapproche du sacrifice animal proprement dit : une pratique de purification de la cité qui passe par une violence exercée sur les parties génitales du pharmakos, ainsi réduit à n’être ici qu’un animal dans la mesure où ses parties génitales vont symboliser l’animalité que la cité doit maîtriser, et sur laquelle elle doit exercer un pouvoir en l’expulsant de son propre corps par le sacrifice lui-même.

La structure anthropologique fondamentale que Derrida travaille à mettre au jour peut affecter aussi bien les vivants humains (ici les pharmakoi) que non humains – structure fondamentale qui est probablement le propre de l’Occident, et qui consiste à créer à l’intérieur de son propre corps politique un « mal » dont l’expulsion va l’instituer en tant que communauté capable de se consacrer à son propre autos et de cultiver auto-référentiellement sa propre ipséité [14] :

 

Le corps propre de la cité reconstitue donc son unité, se referme sur la sécurité de son for intérieur, se rend la parole qui la lie à elle-même dans les limites de l’agora en excluant violemment de son territoire le représentant de la menace ou de l’agression extérieure. Le représentant représente sans doute l’altérité du mal qui vient affecter et infecter le dedans, y faisant imprévisiblement irruption. Mais le représentant de l’extérieur n’en est pas moins constitué, régulièrement mis en place par la communauté, choisi, si l’on peut dire, dans son sein, entretenu, nourri par elle, etc. Les parasites étaient, comme il va de soi, domestiqués par l’organisme vivant qui les héberge à ses propres dépens [15].

 

L’animal n’a-t-il pas toujours été pensé en Occident comme pharmakos ? À la fois comme le vivant qui porte le mal – en tant que synonyme de l’animalité ou de la bestialité tant redoutée par la cité elle-même – susceptible de venir infecter le dedans de la communauté politique, rendant par là même nécessaire sa domestication, et comme un vivant institué par l’homme comme animal, choisi, nourri par le sujet, pouvant, voire devant faire en même temps l’objet d’une action de rejet, soit en étant expulsé hors de la cité elle-même, soit en étant mis à mort dans le cadre d’un sacrifice carnivore dont la seule fonction est de permettre à la cité de se reconstituer autour de sa propre identité ? D’une certaine manière, l’on pourrait dire que la cité peut être conçue comme un organisme vivant qui se met en danger en introduisant un agent qui pourrait venir l’infecter, et par lequel elle se laisse affecter plus ou moins avant de procéder à son expulsion.

L’animal comme pharmakos a donc bien non seulement deux corps, un corps biologique et symbolique, mais, plus essentiellement peut-être, un statut ontologique double qui en fait à la fois un vivant porteur de bienfaits nécessaires à l’institution de la cité ou de la communauté politique, et un danger potentiel et permanent, incarnant le mal sous la forme de la bestialité ou de la violence contre laquelle elle doit se protéger. Autrement dit, l’animal est à la fois ce qui relève du dedans et du dehors, mais aussi du bien et du mal, de la nature et de la culture. Mais l’animal peut très vite retomber dans un entre-deux ontologique dépourvu de toute identité, l’exposant du coup à subir toutes les violences d’une société qui se protège de lui et qui le protège en le domestiquant – peut-être même qui le protège pour mieux le mettre à distance, qui se rapproche de lui pour mieux s’en distinguer, et par conséquent qui s’en sépare pour mieux se l’approprier :

 

La cérémonie du pharmakos se joue donc à la limite du dedans et du dehors qu’elle a pour fonction de tracer et de retracer sans cesse. Intra muros/extra muros. Origine de la différence et du partage, le pharmakos représente le mal introjecté et projeté. Bienfaisant en tant qu’il guérit – et par là vénéré, entouré de soins – malfaisant en tant qu’il incarne les puissances du mal – et par là redouté, entouré de précautions. Angoissant et apaisant. Sacré et maudit. La conjonction, la coincidentia oppositorum se défait sans cesse par le passage, la décision, la crise. L’expulsion du mal et de la folie restaure la sophrosunè [16].

 

Si, en tant que pharmakos, l’animal est donc autant remède que poison, l’expérience sacrificielle qui le définit sous la forme de la mise à mort, s’est élargie à l’occasion de l’entrée de nos sociétés dans la modernité zoopolitique, laquelle a installé et inscrit de force l’animal à l’intérieur du politique lui-même avec l’invention de la souveraineté politique caractéristique des États européens modernes à partir de l’âge classique. En inventant la souveraineté politique, ses penseurs ont par la même occasion produit une nouvelle figure de l’animal dont le mode d’existence est différent de celui qui gouvernait les pratiques et les représentations des cultures antiques. La souveraineté politique s’est inventée en relation étroite avec une nouvelle figure de l’animal qui ne peut être pensée que dans la figure du pharmakon. La modernité zoopolitique a fait de l’animal un véritable pharmakon dont le sacrifice n’est plus seulement, comme il l’a toujours été, carnivore, mais aussi politique. Si, en effet, le pharmakon est le concept derridien permettant de décrire toute réalité comme relevant à la fois du poison et du remède, et s’il est inséparablement à la fois poison et contrepoison, alors l’animal est la figure pharmaceutique privilégiée de cette modernité zoopolitique, et c’est à ce titre qu’il va être appelé à jouer un rôle fondamental, dans la mesure où les principales théories de la souveraineté politique à l’origine et au fondement des États modernes vont lui offrir une place de choix, jamais accordée auparavant. Cet événement – dont on trouve toutefois les prémisses dans la pensée politique antique – va conférer à l’animal un statut unique, et des plus singuliers en Occident : l’animal et la bête vont jouer dans la pensée politique moderne un rôle entièrement nouveau que Derrida va s’employer à élucider au moyen d’une lecture pharmacologique, laquelle passera dorénavant par le prisme de la souveraineté politique, dont la fonction aura été de permettre une amplification paradoxale de la figure animale dans la politique du vivant en Occident. L’animal est le site même de la différence entre ce qui est politique et ce qui est en dehors de la politique, ou apolitique : telle est, en dernière instance, la thèse centrale de Derrida.

 

Si le pharmakon est « ambivalent », c’est donc bien pour constituer le milieu dans lequel s’opposent les opposés, le mouvement et le jeu qui les rapportent l’un à l’autre, les renverse et les fait passer l’un dans l’autre (âme/corps, bien/mal, dedans/dehors, mémoire/oubli, parole/écriture, etc.). C’est à partir de ce jeu et de ce mouvement que les opposés et les différents sont arrêtés par Platon. Le pharmakon est le mouvement, le lieu et le jeu (la production de) la différence. Il est la différance de la différence [17].

 

Par conséquent, la distinction entre l’homme comme « animal politique » et l’animal comme vivant apolitique est partie prenante du processus zoopolitique à l’origine de l’État moderne au sein duquel va se produire cette différenciation pharmacologique, qui fait du vivant non humain un tout autre que l’on ne reconnaît pas comme différent.

Qu’est-ce que la zoopolitique ?

Si nous commençons à entrevoir ce que le concept de zoopolitique peut être, à savoir le lieu d’une analyse et d’une interprétation de ce qu’est notre modernité politique en ses liens avec l’animalité de l’homme et celle de l’animal ou, plus précisément encore, en ses liens avec le propre de l’homme en tant que celui-ci se pense comme un animal politique et rationnel, en opposition avec l’animal qui ne serait ni politique ni rationnel, nous devons signaler tout de suite qu’on ne trouve jamais chez Derrida – malgré ce qu’on pourrait appeler le tropisme animaliste de toute sa philosophie – de thèse soutenant l’existence d’une continuité entre l’homme et l’animal. S’il est incontestable que la déconstruction s’interdit de faire jouer à l’animalité un rôle secondaire ou périphérique dans la réflexion sur le politique, s’il est vrai que l’animalité n’est pas chez Derrida le prétexte à une interrogation portant sur ce qui distingue, de manière somme toute assez traditionnelle, l’homme de l’animal, l’animalité ne peut plus être pour lui le concept qu’il a au fond toujours été, faisant signe vers l’établissement et l’institution d’une frontière entre ces deux grands vivants que sont l’homme et l’animal –, mais bien plutôt celui qui vient brouiller, réélaborer et par conséquent complexifier les limites entre l’un et l’autre.

Rien ne serait plus faux, par conséquent, que de penser que le brouillage pharmaceutique des frontières conduirait à une indistinction entre les différentes formes de manifestation de l’animalité lorsqu’elles s’incarnent chez l’homme et la bête. La déconstruction n’est en rien un naturalisme qui établirait une zone de continuité entre tous les vivants, dans la mesure où elle conduit précisément à faire de l’animalité un concept problématique qui vise à approfondir le plus possible les frontières entre l’homme et l’animal, en portant ce geste à ses ultimes conséquences. Le refus de tout dualisme métaphysique conduit Derrida à élaborer un ensemble de concepts visant à souligner la différence radicale, l’abîme qui s’ouvre entre ces vivants, sans s’y installer confortablement mais en veillant à désarticuler le jeu des différences, à les désédimenter, à les démanteler pour saisir ce qu’il cache et refoule. Il y a incontestablement, dans cette opération philosophique de grande envergure, un bouleversement total de perspective qui transforme en profondeur la question de l’animal telle qu’elle a été pensée à la fois dans la tradition humaniste et dans la tradition anti-humaniste – révolution philosophique qui trouve son explicitation ultime dans le concept de « différance », lequel structure la déconstruction et lui donne son sens premier en relation directe avec le problème de l’animalité – ainsi que le déclare expressément Derrida :

 

Ce que le motif de la différance a d’universalisable au regard des différences, c’est qu’il permet de penser le processus de différenciation au-delà de toute espèce de limites : qu’il s’agisse de limites culturelles, nationales, linguistiques ou même humaines. Il y a de la différance (avec un « a ») dès qu’il y a de la trace vivante, un rapport vie/mort, ou présence/absence. Cela s’est noué très tôt, pour moi, à l’immense question de l’animalité. Il y a de la différance (avec un « a ») dès qu’il y a du vivant, dès qu’il y a de la trace, à travers et malgré toutes les limites que la plus forte tradition philosophique ou culturelle a cru pouvoir reconnaître entre l’homme et l’animal [18].

 

Le concept de zoopolitique ne prend donc sens que dans le concept de différance, lequel vise à penser en même temps, quoique de manière discontinue, la relation analogique entre l’homme et l’animal afin d’éviter les deux écueils que sont, respectivement, la réduction de la souveraineté à la bestialité, et la réduction de celle-ci à une ébauche de vie politique, dans la mesure où ces deux options sont solidaires d’une forme d’anthropocentrisme :

 

Nous ne devrions jamais nous contenter de dire, malgré quelques tentations, quelque chose comme : le social, le politique, et en eux la valeur ou l’exercice de la souveraineté, ne sont que des manifestations déguisées de la force animale ou des conflits de force pure, dont la zoologie nous livre la vérité, c’est-à-dire au fond la bestialité ou la barbarie ou la cruauté inhumaine. […] Nous pourrions aussi bien inverser le sens de l’analogie et reconnaître, au contraire, non pas que l’homme politique est encore animal, mais que l’animal est déjà politique, et exhiber, comme c’est facile, dans bien des exemples de ce qu’on appelle des sociétés animales, l’apparition d’organisations raffinées, compliquées, avec des structures de hiérarchie, des attributs d’autorité et de pouvoir, des phénomènes de crédit symbolique, autant de choses qu’on attribue si souvent et qu’on réserve si naïvement à la culture dite humaine, par opposition à la nature [19].

 

La déconstruction refuse de réduire le politique ou le social et ce qu’elle nomme « la valeur de souveraineté » à une manifestation de force animale dont la zoologie nous donnerait la vérité interprétative. C’est au contraire en s’interdisant tout biologisme que l’on peut se donner les moyens de penser cette analogie profonde entre l’animalité zoologique et la souveraineté politique, dans la mesure où aucune interprétation zoologique ou biologique n’est capable d’expliquer le concept ou la valeur de souveraineté. La zoopolitique derridienne vise à faire reconnaître la spécificité radicale de la politique moderne, et ce en mettant au jour la violence propre à la souveraineté comme n’étant pas de type « animal » ou « bestial », c’est-à-dire comme étant irréductible à un modèle biologique. Réciproquement, l’animalité et la bestialité ne peuvent pas non plus trouver une quelconque signification au moyen d’une interprétation de type politique. On ne ferait de cette manière que cautionner un anthropocentrisme inversé sous couvert de reconnaître une dignité politique à l’animalité elle-même. Aucun de ces deux modèles anthropocentriques ne peut être défendu aux yeux de Derrida, qui souligne toujours la porosité qui existe entre la « nature » et la « culture », la fragilité de cette limite visant à instituer une différence superficielle entre la « nature » et l’« animalité » d’une part, et entre la « culture » et la « souveraineté » d’autre part. Il importe bien plutôt de problématiser l’analogie entre ces deux concepts, ou ces deux séries de concepts, qui ne sont pas complémentaires mais demandent à être pensés selon une logique du supplément, c’est-à-dire selon une logique pharmaceutique d’où la philosophie de l’animalité derridienne tire toute son originalité.

L’analogie pharmaceutique entre la bête et le souverain

Dans le séminaire La bête et le souverain, Derrida ne se contente pas d’analyser par le menu le bestiaire politique qui apparaît chez les penseurs majeurs de la souveraineté politique moderne (tels que Grotius, Hobbes, Machiavel, Rousseau, etc.), mais il cherche encore à montrer que l’on ne peut comprendre les grandes questions et les grands problèmes politiques d’aujourd’hui (relatifs à l’État, la République, la guerre, la paix, la loi, le droit, etc.) sans prendre en compte la figure de l’animal telle qu’elle a été précisément mise en scène chez ces penseurs, à telle enseigne que l’on peut bien considérer que les philosophies de la souveraineté politique sont peut-être essentiellement des philosophies de l’animalité en politique, où il en va principalement de ce que la politique fait à l’animal – que celui-ci, du reste, soit un animal réel ou imaginaire. Derrida met ainsi au jour une analogie qui obsède littéralement le politique, mettant en relation l’homme et l’animal. La question qu’il pose alors est de savoir pourquoi la philosophie occidentale a toujours pensé le politique en l’inscrivant dans une problématique qui accorde une place ambivalente à l’animal, et pourquoi elle a toujours cherché à faire du politique le propre de l’homme :

 

Cette insistante « analogie », cette analogie multiple et surdéterminé qui, nous le verrons, à travers tant de figures, tantôt rapproche l’homme de l’animal, les inscrivant tous deux dans un rapport de proportion, tantôt rapproche l’homme de l’animal, les inscrivant tous deux dans un rapport de proportion, tantôt rapproche pour les opposer l’homme et l’animal : hétérogénéité, disproportion entre l’homo politicus authentique et l’animal apparemment politique, le souverain et l’animal le plus fort etc. Bien entendu, le mot « analogie » désigne pour nous le lieu d’une question plutôt que celui d’une réponse. De quelque façon qu’on entende le mot, une analogie, c’est toujours une raison, un logos, un raisonnement, voire un calcul qui remonte vers un rapport de proportion, de ressemblance, de comparabilité dans lequel coexistent l’identité et la différence [20].

 

Derrida parle d’une « analogie multiple et surdéterminée » qu’il va s’agir de déconstruire afin de révéler ce qu’elle cache d’arbitraire, et en quoi elle rend possible la dénégation de la violence perpétrée à l’encontre de l’animal. L’analogie vaut d’être déconstruite en ce qu’elle contient en elle-même une raison (au sens de calcul) permettant d’établir une comparaison entre l’homme et l’animal, et plus précisément entre le souverain et l’animal, d’où sortira la détermination d’un propre de l’homme susceptible de tracer une frontière entre ces deux vivants. L’analogie fonctionne donc toujours de manière intéressée, c’est-à-dire au profit de l’homme ou du souverain. Elle est, dit Derrida, le lieu commun de la pensée politique moderne, dont Rousseau peut être tenu pour l’une des figures tutélaires, lui qui soutient la thèse selon laquelle le souverain est légitimé à se comporter comme un animal violent au motif qu’il est le seul à pouvoir prétendre détenir la raison politique.

À la faveur de la déconstruction de l’analogie qui cimente en profondeur toutes les philosophies prétendant identifier et définir ce que le politique veut dire à travers ces manifestations décisives que sont la souveraineté, l’État, la guerre, voire le terrorisme, toutes les représentations courantes qui la nourrissent peuvent être à leur tour désarticulées, dans la mesure où elles ne permettent pas vraiment de comprendre ce qui est en jeu au sein de ce système de comparaisons. Car de quoi s’agit-il, au fond, lorsqu’on réfléchit avec et sur le concept de souveraineté ? De souveraineté politique ? De souveraineté individuelle ? Inversement, de quoi parle-t-on lorsque l’on se sert du mot de « bête » ? D’une entité zoologique ? Biologique ? S’agit-il de la « bestialité » au sens ambigu que revêt ce mot en français ? Par prudence méthodologique, le travail de déconstruction veillera à ne pas lier de manière unilatérale cette analogie à l’un des deux termes mis en relation ; il évitera de penser le premier en fonction des présuppositions du second, dans la mesure où ce procédé est justement ce qui a permis de justifier et de légitimer des conceptions du politique et de l’animal préjudiciables à ce dernier.

Sur quoi la déconstruction de l’analogie entre la bête et le souverain débouche-t-elle dans la philosophie derridienne ? En quoi son interprétation déconstructrice permet-elle de comprendre le concept de zoopolitique tel qu’il est pensé par Derrida ? La proposition principale qu’avance ce dernier est que le concept majeur de la politique moderne, à savoir celui de souveraineté, est en réalité indissociable d’une thèse métaphysique portant sur l’animalité – celle de l’homme aussi bien que celle de l’animal. Cette thèse est toutefois loin d’être univoque car sa signification s’élabore, si l’on peut dire, sous régime pharmaceutique, c’est-à-dire par contamination réciproque des concepts de souveraineté et d’animalité. Alors même que la souveraineté est pensée et inventée à partir d’une exclusion de l’animal de son champ ou de son mode d’existence, celui-ci vient contaminer le concept lui-même qui se voudrait pur, à la manière du logos platonicien, mais qui ne peut exister en dehors de cette contamination. Il se produit donc une contamination de la souveraineté par l’animalité, moyennant quoi celle-ci ne peut subsister en régime pharmaceutique sans se référer à celle-là ou, plus essentiellement encore, sans se débattre avec cette référence à un vivant non humain qui, inséparablement et invariablement, lui sert à la fois d’anti-modèle et de modèle. Tout se passe comme si le péril de la contamination de la souveraineté par l’animalité donnait lieu à un rapport paradoxal de la souveraineté vis-à-vis de l’animalité. Cette structure contaminante, dans laquelle la souveraineté est conduite à penser son rapport à l’animalité, fait du vivant non humain un véritable virus à l’intérieur même de ce concept, qui se déconstruit de l’intérieur en permanence selon le schéma d’une logique auto-immunitaire :

 

Les forces ainsi inhibées continuent d’entretenir un certain désordre, de l’incohérence potentielle et de l’hétérogénéité dans l’organisation des thèses. Elles introduisent du parasitage, de la clandestinité, de la ventriloquie et surtout un ton général de dénégation qu’on peut apprendre à apercevoir en y exerçant son oreille ou sa vue [21].

 

D’où la thèse massive et paradoxale que défend Derrida selon laquelle la souveraineté a toujours placé en son centre l’animal à la façon d’un résidu, en l’absence duquel elle ne pourrait pas exister. « Souveraineté » signifie, dans l’optique pharmaceutique d’inspiration derridienne : impossibilité d’exclure l’animal qui la conditionne, d’où procède l’extrême violence retournée contre ce que cette souveraineté n’est capable ni de digérer ni, par conséquent, de penser :

 

Parmi toutes les questions que nous aurons à déployer en tout sens, il y aurait donc cette figuration de l’homme comme « animal politique » ou « vivant politique », mais aussi une double et contradictoire figuration (et la figuration est toujours le commencement d’une fabulation, d’une affabulation), la double et contradictoire figuration de l’homme politique comme, d’une part, supérieur, dans sa souveraineté même, à la bête qu’il maîtrise, asservit, domine, domestique ou tue, si bien que la souveraineté consiste à s’élever au dessus de l’animal et à se l’approprier, à disposer de sa vie, mais, d’autre part (contradictoirement), figuration de l’homme politique, et notamment de l’État souverain comme animalité, voire bestialité (nous distinguerons aussi ces deux valeurs), soit une bestialité normale, soit une bestialité monstrueuse et elle-même mythologique ou fabuleuse. L’homme politique supérieur à l’animalité et l’homme politique comme animalité [22].

 

Il y a donc, à l’intérieur même de la souveraineté, une menace virale permanente qui la fait être à la fois une force se pensant comme supérieure à l’animalité, une force qui n’existe qu’en mettant à distance l’animalité au nom d’un propre de l’homme – lequel n’est en réalité qu’une exclusion de l’animal de la communauté des vivants –, et une force auto-immunitaire intrinsèque, une force qui contamine sa propre structure puisqu’elle ne peut pas ne pas se penser comme animalité ou bestialité pour exister. La souveraineté est donc doublement hantée par le problème de l’animalité, d’abord dans la mesure où elle consiste à s’approprier la vie de l’animal au nom de cette souveraineté comme incarnation ou comme privilège d’un propre de l’homme qui s’établit dans cette distance d’avec l’animal, et ensuite dans la mesure où elle ne peut se penser autrement que comme animalité ou bestialité, en tant qu’institution disposant du monopole de la violence physique et symbolique sur tous les vivants qu’elle a assujettis.

La souveraineté apparaît en définitive comme étant travaillée en profondeur par cette logique pharmaceutique faite en même temps d’une maîtrise de l’animalité et d’une identification à l’animalité. C’est au nom de cette animalité qui l’habite et la hante – d’une animalité comme envers de l’humanité, contre laquelle elle s’est inventée et constituée, dont elle doit absolument se distinguer et se différencier –, mais au nom aussi d’une animalité comprise comme règne de la force pure soustraite à toute loi qui lui sert de modèle, que la souveraineté est conduite à se légitimer en se donnant un droit, un droit positif, recueillant cette double et ambivalente origine. Telle est la logique du pharmakon qui anime en profondeur la souveraineté politique, laquelle sécrète à partir d’elle-même, et suivant un principe d’auto-contamination, une violence légitime et légale qu’elle pourra toujours revendiquer comme ne se soumettant pas au pur règne de la force brute, tout en travaillant à l’inscrire dans son fonctionnement même. Il existe une violence intrinsèque de la souveraineté, qui repose à la fois sur la domination à l’égard de l’animal dont elle s’approprie la vie en le tuant, et sur le monopole de la violence maintenue, organisée et légalisée du seul fait de son existence. Le droit lui-même est pris dans cette logique pharmaceutique qui définit la modernité zoopolitique, dont l’animal et la bête sont partie prenante à la fois sur le mode de l’exclusion (d’où son sacrifice politique) et d’inclusion (d’où son sacrifice carnivore).

Les animaux malades de la souveraineté

La logique même de la souveraineté commande de placer le souverain en dehors de la loi, de cette loi qu’il a lui-même établie ; elle exige que le souverain soit d’une certaine manière hors la loi pour pouvoir exercer son pouvoir, en faisant par conséquent de son existence un être soumis à une logique de l’exception. De là résulte, selon Derrida, l’indentification du souverain à la bête, de là résulte sa hantise pour la bête. En outre, en tant que vivant soumis, de par sa nature même de souverain, à une existence en dehors de la loi, voire hors la loi, le souverain va – paradoxalement, et selon une logique pharmaceutique dont nous avons vu qu’elle caractérisait la modernité zoopolitique – se rapprocher de la bête qui est phantasmée comme un vivant ne pouvant inscrire son existence dans le cadre de la loi, comme si son existence échappait par nature à l’idée même de loi. Ultime conséquence, et peut-être la plus fondamentale d’entre toutes pour la question de l’animal : l’invention de la souveraineté politique va produire trois formes de toute-puissance qui n’existent qu’en position d’extériorité par rapport à la loi, et tirent justement leur existence de cette position d’exception : le souverain, Dieu et l’animal – ce dernier étant ici pensé comme la bestialisation de son être même de vivant exclu de la communauté politique. Souveraineté, divinité et bestialité vont ainsi former une structure triadique aux effets paradoxaux, qui détermine la place échue à l’animal dans la politique et le droit actuels.

Si par conséquent la souveraineté, en tant que structure politique définissant la modernité, est pensée comme constituant le propre de l’homme, alors elle ne peut que contaminer les animaux qu’elle va soumettre à son pouvoir en les expulsant de son propre corps politique selon, encore une fois, une logique pharmaceutique qui s’apparente ici à un phénomène auto-immunitaire, qui est l’autre caractéristique essentielle de la zoopolitique derridienne, mise en lumière, par exemple et de manière symptomatique, dans la pensée politique conventionnaliste de Hobbes, qui a fondé son concept de souveraineté en relation étroite avec la question de l’animalité :

 

D’une part, cette théorie conventionnaliste (et non naturaliste) fait de la souveraineté prothétatique le propre de l’homme. Et cette prothèse artificielle de l’État souverain est toujours une protection. La prothèse protège. Protéger est sa finalité essentielle, la fonction essentielle de l’État. D’autre part, cette prothétatique protectionniste pose l’indivisibilité absolue de la souveraineté (l’indivisibilité fait analytiquement partie du concept de souveraineté : une souveraineté divisible ou partageable n’est pas une souveraineté). Troisièmement, enfin, la convention, la thesis, la prothèse, le contrat qui est à l’origine de la souveraineté, exclut aussi bien Dieu que, ce sera le point qui nous importe ici le plus, la bête [23].


Derrida relie ici les trois points qui sont à l’origine du sacrifice politique de l’animal dans notre modernité zoopolitique : l’invention de la souveraineté comme propre de l’homme ; l’indivisibilité de la souveraineté, au sens où elle n’est partageable avec aucun autre vivant, excepté l’homme ou celui qu’il faudrait plutôt appeler le sujet de la politique moderne, dont la construction ne peut se produire qu’en liaison étroite avec l’idée d’un propre de l’homme ; enfin, l’exclusion de la bête hors du contrat que les hommes sont censés avoir passé entre eux. La souveraineté « prothétatique » est pensée comme relevant du propre de l’homme, et lui permet de le protéger de la violence. Par conséquent, l’on retrouve au fondement de cette prothèse protectrice une référence explicite à l’animalité – laquelle est censée être dépourvue de toute prothèse politique. Mais en protégeant l’homme, elle l’oppose à l’animal pensé comme dépourvu de toute capacité d’instituer une quelconque protection ou ce qui pourrait en tenir lieu. Au nom de ce qui est ainsi tenu pour le propre de l’homme – ici de nature prothétique –, l’animal se voit soumis au pouvoir souverain contractuel ou conventionnel, dont le logocentrisme éclate au grand jour en une formulation saisissante de Hobbes qui offre un condensé de toute la pensée politique de l’animalité d’où est issue notre modernité zoopolitique :

 

Faire une convention avec les bêtes brutes est impossible. Parce que ne comprenant pas notre langage, elles ne comprennent et n’acceptent aucun transfert de droit ; elles ne peuvent pas non plus transférer un droit à une autre partie. Or il n’y a pas de convention sans acceptation mutuelle [24].

 

« Pas de convention sans acceptation mutuelle » : cette formule est la clé de toute notre modernité zoologique et explique l’importance qu’elle accorde au concept de « convention » ou de « contrat ». Le contrat et la convention, constitutifs de toute de souveraineté politique, ont exclu l’animal de toute communauté politique. Au nom de ce qui est tenu pour le propre de l’homme, l’animal se trouve ainsi exclu de la cité pour devenir un vivant apolitique, incapable de répondre, mais pouvant tout au plus réagir, selon une distinction traditionnelle qui est capitale pour former l’idée même de contrat. Car seul le vivant qui est capable de répondre peut devenir un sujet de la politique – répondre voulant dire, dans cette logique, prendre ses responsabilités et pouvoir agir à la façon d’un être qui a des droits et des devoirs :

 

De Descartes à Lacan inclus, de Kant et Hegel à Heidegger inclus, et donc en passant ici par Hobbes, le préjugé le plus puissant, le plus impassible, le plus dogmatique au sujet de l’animal ne consistait pas à dire qu’il ne communique pas, qu’il ne signifie pas et n’a pas de signe à sa disposition, mais qu’il ne répond pas. Il réagit mais il ne répond pas [25].

 

L’animal peut-il répondre ? L’enjeu d’une telle question est considérable car elle implique un remaniement du concept même d’animalité, donc une réévaluation de la relation entre souveraineté et animalité. Si en effet le concept de souveraineté politique, tel qu’il a été créé par la pensée politique moderne, est intrinsèquement dépendant de celui d’animalité, dans une logique pharmaceutique du supplément, est-il possible de déconstruire cette souveraineté politique sans que cette opération négative conduise à une redéfinition radicale du concept d’animalité ? Quel sens y a-t-il à vouloir démanteler le concept fondateur de la modernité politique si ce geste déconstructif ne s’accompagne pas ou ne prend pas la forme d’une réélaboration radicale de ce qu’elle a pensé sous les noms d’animalité, de vivant humain et non humain, et par conséquent du concept de vie lui-même ? Sur quelles valeurs éthico-politiques la déconstruction de la souveraineté peut-elle donc reposer à partir du moment où elle en appelle à une tout autre pensée du vivant et de l’animal que celles qui ont fondé notre culture politique moderne ?

Il s’agit, pour la déconstruction, de faire de cette question de l’animalité la condition sous laquelle il devient possible de repenser la relation entre le politique et le vivant en procédant à un double mouvement qui chercherait d’abord à miner le concept de souveraineté en mettant au jour les liens complexes qu’il soutient avec le concept d’animalité, puis à élaborer une nouvelle pensée de l’animalité. C’est cette dernière tâche qu’esquisse Derrida lorsqu’il invite à « réinscrire cette différance de la réaction à la réponse, et donc cette historicité de la responsabilité éthique, juridique et politique, dans une autre pensée de la vie, des vivants, dans un autre rapport des vivants à leur ipséité, à leur autos, à leur propre autokinèse et automaticité réactionnelle, à la mort, à la technique et au machinique » [26].

Il en va de rien de moins que de repenser la différence entre ces deux concepts majeurs de la zoopolitique que sont la « réaction » et la « réponse », d’une tout autre manière que n’a su le faire une philosophie anthropocentrique – celle-là même qui a inventé la figure de l’animal à partir et en vue d’une violence rarement atteinte dans l’histoire de l’Occident. Mais il reste alors une dernière question à se poser : la déconstruction du sacrifice, que nous avons ici tenté de présenter en ses traits les plus caractéristiques, ne s’apparente-t-elle pas à un sacrifice de la déconstruction elle-même, dans la mesure où la philosophie derridienne a exclu de son propre centre l’essence même du projet philosophique, tant en sa version antique que moderne – à savoir l’idée d’un sujet souverain destiné téléologiquement à sortir de toute vie animale ? Que peut-il rester du sujet humain et politique une fois que sa condition d’existence même a été déconstruite, c’est-à-dire démantelée définitivement, comme semble nous y inviter l’antihumanisme derridien ? Ne sommes-nous pas ici devant l’expérience de l’impossible même qu’aura toujours recherchée, comme aucune autre philosophie peut-être, la déconstruction ?

 

Notes

[1] Malgré quelques travaux en langue française s’intéressant à la philosophie derridienne de l’animal – dont ceux de F. Burgat et E. de Fontenay, qui sont les premières philosophes à reconnaître son intérêt –, sa réception reste encore, à l’heure actuelle, américaine puisque les seuls ouvrages dont nous disposions sur la question sont ceux de M. Calarco, Zoographies : The Question of the Animal from Heidegger to Derrida, New York, Columbia University Press, 2008, et de L. Lawlor, This is not Sufficient : An Essay on Animality and Human Nature in Derrida, New York, Columbia University Press, 2007.

[2] J. Derrida, L’animal que donc je suis, M.-L. Mallet (éd.), Paris, Galilée, 2006, et le séminaire La bête et le souverain, 2 vol., M. Lisse, M.-L. Mallet et G. Michaud (éds.), Paris, Galilée, resp. 2008 et 2010.

[3]« C’est pour nommer cette scène sacrificielle que j’ai parlé ailleurs, comme d’un seul phénomène et d’une seule loi, d’une seule prévalence, d’un carnophallogocentrisme ; je note très vite en passant, au titre de l’autobiographie intellectuelle, que, si la déconstruction du « logocentrisme » a dû, tout nécessairement, se déployer à travers les années en déconstruction du « phallocentrisme », puis du « carnophallogocentrisme », la substitution tout initiale du concept de trace ou de marque aux concepts de parole, de signe ou de signifiant, était d’avance destinée, et délibérément, à passer la frontière d’un anthropocentrisme, la limite d’un langage confiné dans le discours et les mots humains. La marque, le gramme, la trace, la différance, concernent différentiellement tous les vivants, tous les rapports du vivant au non-vivant. » Derrida, L’animal que donc je suis, ibid., p. 144.

[4] Derrida, « Lettre à un ami japonais » (1985), repris dans Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, pp. 389-90.

[5] E. Kantorowicz, Les deux corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge (1957), trad. fr. J.-P. et N. Genêt, Paris, Gallimard, 1989. Dans cet ouvrage, l’historien allemand étudie la conception féodale de la royauté selon laquelle le roi possède deux corps, l’un naturel donc mortel, l’autre politique. Les membres de ce dernier sont les sujets du royaume – qui lui sont donc incorporés. Le corps politique est immortel et se prolonge bien au-delà de la mort du souverain. Derrida parle à ce sujet du spectre de la monarchie qui remplit et habite le corps politique, pour annoncer analogiquement qu’il peut exister un spectre de l’animal habitant le corps politique – en désignant par là la souveraineté à la fois comme concept et institution politique.

[6] Derrida, « ‘Il faut bien manger’ ou le calcul du sujet. Entretien avec J.-L. Nancy », (1989), repris dans Points de suspension. Entretiens, Paris, Galilée, 1992, p. 228.

[7] Derrida, « ‘Il faut bien manger’ ou le calcul du sujet. Entretien avec J.-L. Nancy », art. cité, p. 229.

[8] Derrida, Force de loi. Le « fondement mystique de l’autorité », Paris, Galilée, 1994, pp. 42-43.

[9] « La tautologie n’est-elle pas la structure phénoménale d’une certaine violence du droit qui se pose lui-même en décrétant qu’est violent, cette fois au sens de hors-la-loi, tout ce qui ne le reconnaît pas. Tautologie performative ou synthèse a priori qui structure toute fondation de la loi à partir de laquelle on produit performativement les conventions qui garantissent la validité du performatif grâce auquel, dès lors, on se donne les moyens de décider entre la violence légale et la violence illégale. » Derrida, Force de loi, ibid., p. 120.

[10] Montaigne, Essais, III, chap. XIII, « De l’expérience », Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2008, p. 1203.

[11] « La violence mythologique du droit se satisfait elle-même en sacrifiant le vivant, alors que la violence divine sacrifie la vie pour sauver le vivant, en faveur du vivant. Dans les deux cas, il y a sacrifice, mais dans le cas où le sang est versé, le vivant n’est pas respecté. » Derrida, Force de loi, ibid., p. 124.

[12] Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), repris dans La Dissémination, Paris, Le Seuil, 1972, p. 162.

[13] Derrida décrit avec force détails ce mécanisme sacrificiel en insistant sur ses liens avec la question du sacrifice animal : « Harpocration les décrit ainsi, commentant le mot pharmakos : ‘A Athènes, deux hommes étaient expulsés afin de purifier la cité. Cela se passait aux Thargélies, un homme était expulsé pour les hommes, un autre pour les femmes’. En général, les pharmakoi étaient mis à mort. Mais telle n’était pas, semble-t-il, la fin essentielle de l’opération. La mort survenait le plus souvent comme l’effet secondaire d’une énergique fustigation. Qui visait d’abord les organes génitaux. Les pharmakoi une fois retranchés de la cité, les coups devaient chasser ou attirer le mal hors de leur corps. Les brûlait-on aussi en matière de purification (katarmos) ? » Derrida, « La pharmacie de Platon », art. cité, pp. 162-164.

[14] Derrida s’appuie ici, dans « La pharmacie de Platon » (cf. notamment les notes 51 à 54, art. cité, pp. 162-165), sur un ensemble de travaux issus des sciences sociales. Il serait intéressant de montrer que la déconstruction aura été, sur ce point décisif, en dialogue permanent avec les sciences sociales, et tout particulièrement avec l’anthropologie de J.-P. Vernant et de C. Lévi-Strauss. J.-P. Vernant a lui-même, comme l’on sait, consacré une étude aux pharmakoi, dans laquelle il soutient une interprétation du sacrifice qui donne une assise historique et culturelle à la thèse de Derrida selon laquelle la cité, au sens de communauté politique, expulse de son propre corps ce qui s’apparente à l’animalité ou à la bestialité : « Comment la Cité », écrit J.P. Vernant, « pourrait-elle admettre en son sein celui qui, comme Œdipe, ‘a lancé sa flèche plus loin qu’un autre’ et est devenu isothéos ? Quand elle fonde l’ostracisme, elle crée une institution dont le rôle est symétrique et inverse du rituel des Thargélies. Dans la personne de l’ostracisé, le Cité expulse ce qui en elle est trop élevé et incarne le mal qui peut lui venir par le haut. Dans celle du pharmakos, elle expulse ce qu’elle comporte de plus vil et qui incarne le mal qui commence par le bas. Par ce double et complémentaire rejet, elle se délimite elle-même par rapport à un au-delà et un en-deçà. Elle prend la mesure propre de l’humain en opposition d’un côté au divin et à l’héroïque, de l’autre au bestial et au monstrueux ». J.-P. Vernant, « Ambiguïté et renversement. Sur la structure énigmatique d’Œdipe-Roi », dans J. Pouillon (éd.), Échanges et communications. Mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris, Mouton, 1970, p. 245.

[15] Derrida, « La pharmacie de Platon », art. cité, p. 166.

[16] Derrida, « La pharmacie de Platon », art. cité, p. 166.

[17] Derrida, « La pharmacie de Platon », art. cité, p. 156.

[18] Derrida, De quoi demain… Dialogue avec Élisabeth Roudinesco, Paris, Fayard et Galilée, 2001, p. 145.

[19] Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 35.

[20] Derrida, La bête et le souverain, volume 1, ibid., p. 34.

[21] Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1997, p. 84.

[22] Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 50.

[23] Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 76.

[24] Hobbes, Léviathan, chapitre XIV, « Des premières et secondes lois naturelles et des contrats », trad. fr. et éd. G. Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 76-77, cité par J. Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 89.

[25] Derrida, La bête et le souverain, vol. 1, ibid., p. 90.

[26] Derrida, L’animal que donc je suis, p. 173.